Philippe Grosos enseigne la philosophie à l’université de Poitiers depuis 2011 après avoir été professeur à l’université de Lausanne. Ses travaux portent essentiellement sur deux grands axes : la phénoménologie et la philosophie de l’art. Son dernier ouvrage, L’existence élargie - Essai sur l’existant, le vécu, le vivant, est à l’intersection de ses questionnements : le concept d’existence. Ce livre vient ponctuer une année 2020 déjà riche de deux de ses ouvrages (Le cinéaste et le philosophe et Lucidité de l'art - Animaux et environnement dans l'art depuis le paléolithique supérieur). Nous avons rencontré Philippe Grosos pour parler de cette dernière publication.

Quel est l’objet de cet ouvrage ?

Ce livre analyse le concept d’existence, tel qu’il a marqué la philosophie du XXe siècle. Bien qu’au début des années 30, ce concept ait été revendiqué par divers penseurs, entre eux contradictoires (Heidegger, Sartre, Gabriel Marcel, etc.), j’ai remarqué qu’à chaque fois deux thèses principales se retrouvaient. D’une part, tous affirment que l’existence ne concerne que l’homme (à proprement parler, ni les choses, ni les vivants animaux ou végétaux n’existent. Ils sont simplement là). D’autre part, ils soutiennent que l’humain lui-même n’existe que rarement, comme pris dans des moments d’exception (le reste du temps il subsiste dans une quotidienneté banale, en laquelle l’existence, en quelque sorte, s’abîme). C’est là ce que j’ai appelé « une double économie de la rareté ».

En quoi consiste votre questionnement ?

Il s’agit, d’une part, de savoir quelles peuvent être les incidences de cette double thèse et, d’autre part, de se demander si ces philosophies de l’existence, si importantes au XXe siècle, peuvent encore avoir pour nous aujourd’hui une quelconque actualité, sachant qu’elles rendent difficile le fait de penser la vie. En effet, à partir du moment où l’on soutient que seul l’humain existe, et encore rarement, ce qui relève de la vie, stricto sensu, est mais n’existe pas. Or cela a deux incidences : sur le vivant (le non humain est oublié) et sur le vécu (la quotidienneté est dévalorisée). C’est là ce qui explique le titre et le contenu de mon ouvrage : L’existence élargie – Essai sur l’existant, le vécu, le vivant.

Vous mettez donc ces pensées philosophiques du XXe siècle à l’épreuve des préoccupations de nos sociétés contemporaines ?

Oui, parfaitement. Car, outre un intérêt renouvelé pour la quotidienneté, les centres d’intérêt de nos contemporains semblent de plus en plus porter sur le vivant animal et environnemental. Or la question se pose de savoir si ces philosophies de l’existence ont encore quelque pertinence, alors que celles-ci ont apparemment laissé de côté la plupart des thèmes qui nous semblent aujourd’hui fondamentaux.

De fait, une bonne partie des philosophes contemporains accordent assez peu d’importance au concept d’existence. Et pourtant, malgré les difficultés que nous lèguent ces philosophies du siècle précédent, il me semble important de conserver ce concept d’existence, à condition toutefois de l’élargir. C’est ce que je nomme une « existence élargie ». En effet, lorsque nous portons attention au concept d’existence, nous voulons toujours dire quelque chose de plus que la vie. Je suis par exemple frappé du fait que quand on cherche sur internet le sens de l’expression « moi aussi j’existe », on tombe sur toute une série d’institutions dont c’est là la raison sociale. Cela nous renvoie par exemple à des institutions qui aident des sans-abris, ou encore à un slogan pour des revendications socio-économiques ou politiques. Le concept d’existence traduit donc un besoin de reconnaissance.

Pour cette raison, il ne me semble pas pertinent de l’abandonner au profit de la seule question de la vie. Mais il n’est pas davantage pertinent de s’y restreindre. C’est pourquoi, sous l’intitulé d’« existence élargie », il s’agit de penser autre chose. Les philosophies de l’existence du XXe siècle comprenaient le fait d’« être au monde » comme le fait d’être en rapport avec… l’autre homme. Donc en termes d’intersubjectivité. Mais penser l’être au monde, cela ne peut se concevoir en limitant mes rapports à l’humain. Cela doit intégrer la question du vivant. Or le vivant ne désigne pas que l’organicité de mon corps ou de celui de l’autre homme ! Le vivant, c’est aussi l’ensemble des animaux (familiers, sauvages), des bactéries, de l’environnement végétal. Nous ne pouvons en faire l’économie sans tomber dans un monde illusoire, une illusion de monde. À l’inverse, c’est cet horizon antéprédicatif qui nous interdit de réduire notre monde à la dimension d’une seule intersubjectivité, d’un entre-soi fait d’humains.

C’est cela qu’il s’agit de concevoir sous l’expression d’une existence élargie : maintenir ensemble, d’une part, l’exigence de reconnaissance qui est la nôtre et, d’autre part, le fait que ce qui nous constitue est plus large que le seul horizon de l’intersubjectivité.

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