L’œuvre cinématographique de Brian de Palma est connue de tous : citons seulement Scarface, Les Incorruptibles, Mission Impossible… Mais peu d’entre nous connaissent Outrages (Casualties of War) sorti en 1989, avec Sean Penn et Michael J. Fox. L’ouvrage de Nathan Réra, maître de conférences en histoire de l’art contemporain au laboratoire CRIHAM (université de Poitiers), permet de redécouvrir non seulement le film et son histoire, mais aussi l’enquête journalistique qui a mis en lumière l’évènement tragique qui en est à l’origine : l’enlèvement, le viol puis le féminicide d’une jeune femme, Phan Thi Mao, par des soldats américains lors de la guerre du Vietnam. Nathan Réra nous éclaire sur ce livre à mi-chemin entre recherche scientifique et enquête journalistique.

Quelle est la genèse de cet ouvrage ?

Nathan Réra
Nathan Réra

Le visionnage du film de Brian de Palma, à la fin de mon adolescence, m’a profondément marqué. C’est un film que j’ai revu à de nombreuses reprises, mon émotion demeurant intacte à chaque visionnage. J’ai toujours trouvé injuste que ce film soit méconnu et peu cité aux côtés des films célèbres sur la guerre du Vietnam. Il m’apparaissait en outre comme le film le plus personnel de De Palma. La réaction du cinéaste lors de sa venue à la Cinémathèque française en 2018, ému aux larmes après la projection du long métrage, m’a persuadé de prendre contact avec lui, puis avec tous les membres de son équipe, pour m’entretenir au sujet du tournage. En parallèle, j’ai débuté une série d’investigations pour tenter d’en savoir plus sur l’événement qui avait inspiré le film, relaté pour la première fois par le journaliste Daniel Lang dans les pages du New Yorker en octobre 1969. Je savais que son texte, qui avait inspiré deux autres films, l’un allemand (O. K. de Michael Verhoeven), l’autre américain (Les Visiteurs d’Elia Kazan), aurait dû être adapté à Hollywood dès 1970. Mais les informations dont je disposais se limitaient à quelques lignes, dénichées dans quelques ouvrages anglophones. Au fil de mes recherches, j’ai réussi à identifier plusieurs fonds d’archives inexplorés et à reconstituer tous les projets qui s’étaient succédés à Hollywood avant le film de De Palma.

Comment avez-vous mené le travail de collecte de corpus documentaire ?

Ce fut un travail à la fois très chronophage et très stimulant. Il m’a d’abord fallu localiser des fonds d’archives dont je ne soupçonnais pas même l’existence au début de ma recherche. J’ai procédé par tâtonnements, recoupements d’informations, tentatives parfois hasardeuses… Cette stratégie a fini par payer puisque j’ai pu avoir accès aux archives des procès des militaires en cour martiale, puis à celles de Daniel Lang, ainsi qu’à de nombreuses autres qui concernaient plus spécifiquement les projets cinématographiques (traitements et scénarios inaboutis, notes d’intention, correspondances, etc.). Cette enquête en archives a été complétée par la constitution de sources orales qui se sont avérées infiniment précieuses.

C’est alors un travail de chercheur universitaire mais aussi une enquête proche du journaliste.

C’est incontestablement un travail hybride, dans la lignée de mes précédents travaux, qui m’avaient déjà conduit à bifurquer vers d’autres méthodes et à me servir d’autres outils. J’ai effectivement emprunté des voies explorées avant moi par Daniel Lang, ce qui rapproche peut-être cette « enquête » (c’est d’ailleurs le sous-titre que j’ai donné à mon livre !) d’un travail journalistique. Il appartient à d’autres le dire ; et pour être honnête, je ne me suis pas vraiment posé la question. J’étais guidé par ma passion pour le sujet et par une forme d’urgence, en ayant conscience que l’exploration des archives devait aussi se nourrir de la parole vive des témoins.

Il y a donc le film, l’enquête journalistique de Daniel Lang, mais à l’origine le viol puis le féminicide d’une jeune femme dans le contexte de la guerre du Vietnam. Un fait divers parmi des violences qui dans ce contexte étaient sans doute systémiques.

Le viol était alors au Vietnam une affaire commune. À l’échelle de cette guerre, cette histoire pouvait apparaître comme un épiphénomène. On perçoit d’autant plus la dimension remarquable du texte de Lang, à une époque où le viol de guerre n’était pas un sujet et où le terme « féminicide » n’existait pas. Ce qui est extraordinaire, c’est tout autant la force morale et l’éthique de ce soldat qui refuse, seul contre tous, de participer à un viol, alors que le contexte même de la guerre semble le légitimer. C’est ce qui fait la singularité du film de De Palma par rapport aux autres grandes productions cinématographiques américaines sur la guerre du Vietnam, comme Apocalypse Now, Voyage au bout de l’enfer, Platoon ou Full Metal Jacket. Dans tous ces films, indépendamment de leurs qualités cinématographiques, la question des violences faites aux femmes est peu abordée ou périphérique. Le mérite du film de De Palma est d’aborder frontalement le sujet – ce qui lui vaudra d’ailleurs à sa sortie les attaques violentes des associations de vétérans de la guerre du Vietnam.

Comment cette recherche s’inscrit-elle dans votre histoire de chercheur, dans l’étude de la violence qui est votre terrain particulier ?

Cette recherche (et l’ouvrage que j’en ai tiré) arrive après mes travaux sur les représentations de la destruction des Juifs d’Europe et du génocide des Tutsi au Rwanda, dans lesquels je n’avais pas spécifiquement abordé la question des violences faites aux femmes. Je m’étais pourtant confronté à des témoignages de femmes tutsi qui, pendant le génocide, avaient été violées et mutilées par leurs bourreaux. Les récits fictionnels représentaient également ces violences, mais souvent de manière problématique à mes yeux. C’est ce qui m’a poussé à étudier le long métrage de De Palma, qui filme le viol avec une véritable éthique de la mise en scène, en refusant que le spectateur verse dans la scopophilie. C’est aussi ce que je trouve très bouleversant dans Outrages, en plus du portrait déchirant que dresse l’actrice Thuy Thu Le de cette jeune Vietnamienne victime de la cruauté des hommes.

Site web de l’éditeur.

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