Quelle est la problématique de votre ouvrage ? Qu’avez-vous souhaité comprendre et expliquer ?
Ludovic Gaussot : Il s’agissait dans ce livre d’étudier la régulation des consommations des adolescents, en étudiant les mécanismes familiaux. Il existe beaucoup d’études sur la consommation des jeunes mais encore assez peu sur la régulation familiale de ces consommations et des sorties des jeunes. La problématique consiste à interroger les régulations familiales : la place des parents, de l’éducation parentale dans la gestion des sorties et des consommations des jeunes en s’efforçant d’éclairer à la fois cette régulation des sorties et des usages mais aussi en éclairant le fonctionnement familial.
Nicolas Palierne : J’insisterai sur deux points. Le premier se rapporte à la consommation régulée. Ce qui nous intéressait, c’était de ne pas se concentrer sur les « pratiques à risques », pour lesquelles il y a déjà beaucoup de littérature, mais plutôt sur des consommations a priori ordinaires, « normales ». Le second point, c’est que notre questionnement était double : il interrogeait ce que la régulation dans la famille permettait de renseigner sur ces pratiques de consommation ; et réciproquement, ce que ces consommations pouvaient nous dire sur le fonctionnement de la famille.
L’absence de distinction entre la confiance-trust et la confiance-confidence dans la langue française peut-elle avoir un impact sur la définition que chacun se fait de la confiance et donc la manière dont on la donne et la reçoit ?
LG : En effet, nous nous sommes appuyés sur ces travaux qui distinguent différents types de confiance, qui ne sont pas toujours évidents à traduire en français. Il est possible de faire une distinction entre la confiance « a priori » ou inconditionnelle et la confiance davantage négociée et calculée. C’est ce qui permet d’approcher plus finement à la fois la place centrale de la confiance et le fait qu’elle n’a pas du tout le même sens selon qu’elle est accordée de façon inconditionnelle sans contrepartie ou qu’elle est conditionnée par un certain nombre de choses. Il existe un équilibre variable du côté des parents dans l’usage de la confiance, entre le fait d’accorder sans condition la confiance et le fait d’être tellement vigilant qu’on ne peut même plus parler de confiance. Les jeunes sont très demandeurs d’obtenir la confiance de leurs parents. Mais parfois ils peuvent en jouer, la tromper…
Peut-on être accablé par la confiance qu’autrui porte en nous ? Certain(e)s adolescent(e)s interrogé(e)s semblaient-ils(elles) souffrir de la confiance qu’on plaçait en eux(elles) ?
LG : Les jeunes n’étaient pas accablés, mais certains pouvaient regretter un manque de vigilance de la part des parents à l’égard de leurs sorties. A ce moment-là, la confiance ressemblait plutôt à de l’indifférence. Mais ils, et surtout elles, étaient parfois accablé-e-s par l’insuffisance de confiance, le contrôle jugé excessif. Ainsi, par rapport aux risques des sorties et des consommations, les filles sont considérées comme des victimes d’agression sexuelle en puissance, alors que les garçons ne sont pas pensés, et ne se pensent pas, comme des auteurs potientiels de ces violences. Ce qui crée une inégalité majeure du point de vue du genre.
NP : Être accablée par un contrôle énorme, ça on l’a observé ; d’autres étaient accablées par une surprotection. Certaines ne se sentaient pas préparées à être « lâchées dans le monde » une fois la majorité atteinte.
L’augmentation des moyens de surveillance entraine-t-elle inévitablement une diminution de la confiance au profit de la vérification ?
NP : De mémoire, nous avons plutôt eu connaissance de privations que de surveillance, en ce qui concerne les réseaux sociaux en l’occurrence. Cela correspond plus à une punition qu’à un manque de confiance, soit du fait de mauvais résultats scolaires, soit de pratiques de consommation.
LG : Si la confiance prend autant d’importance, c’est aussi parce que dans les nouvelles normes de parentalité, il est entendu que les parents doivent accompagner les jeunes vers l’autonomie et la responsabilité. Et cela n’est pas compatible avec l’intrusion trop massive dans la vie privée. Cela ne veut pas dire que ça ne se fait pas, mais on a eu du mal à avoir ces informations spontanément. Parfois ils n’avouent qu’à demi-mots fouiller les affaires ou la chambre de leurs enfants.
L’auto-censure était-elle alors la principale difficulté rencontrée durant l’élaboration de cet ouvrage ?
NP : De mémoire, je n’ai pas vu d’auto-censure de la part des jeunes. C’était même pour eux une occasion exceptionnelle de se livrer et d’aborder des thématiques dont ils n’ont pas l’habitude de parler, aussi bien avec leurs pairs qu’avec leurs parents. Ils se sont plutôt saisis de cet entretien sociologique pour se confier et réfléchir à leurs consommations. En revanche du côté des parents, on a peut-être eu plus de censure. C’est beaucoup plus engageant pour les parents de se protéger de l’image ou des pratiques du « mauvais parent », et de plutôt présenter un discours plus convenu, de désirabilité sociale, ce qui a été beaucoup plus difficile à déconstruire pour nous. Je me rappelle d’un entretien où il nous avait été dit : « Il n’y a pas de contrôle ». Et à la fin nous apprenons quand même que la mère inspecte les affaires de sa fille. C’était un peu plus ardu pour les parents de déconstruire ce discours convenu.
LG : Ce sont des entretiens qui ont duré longtemps, parfois jusqu’à deux ou trois heures. Au bout d’un moment, s’installe un climat de confiance, la question de l’anonymat et de la confidentialité que l’on rappelle souvent. Du côté des parents, il n’est pas certain que l’on ait obtenu toutes les informations que l’on désirait mais du côté des jeunes, ils ont été nombreux à profiter de l’occasion pour se livrer. C’était une preuve de validité du discours. La principale difficulté que l’on a rencontrée, c’est la difficulté de certains garçons en particulier à restituer l’ensemble de leurs consommations. Ce qui ressort, c’est que c’est beaucoup plus facile pour les jeunes de parler de leurs consommations exceptionnelles. Mais les pratiques plus massives, et en particulier la consommation d’alcool qui est banalisée, étaient moins faciles à obtenir. Nous avons eu des descriptions hallucinantes de la part de jeunes qui vivaient cela de manière tout à fait normale et intégrée, voire parfois par les parents aussi.
NP : L’alcool est bien plus dangereux d’un point de vue de santé publique mais certains l’oublient complètement. Nous avons eu beaucoup plus de mal à leur faire décrire leur consommation d’alcool, la manière dont ils avaient commencé à boire, leur définition de l’ivresse… On nous a livré beaucoup plus de descriptions sur les autres produits, sur la manière d’apprendre à consommer. Avec l’alcool on a l’impression qu’il n’y a rien à en dire, alors que c’est le produit le plus massivement consommé.
A quelles conclusions en êtes-vous arrivés ? Quels postulats avez-vous construits ?
NP : Quand nous avons commencé notre travail par une approche qualitative, la notion de confiance est beaucoup ressortie dans les entretiens. Cela nous a permis de sortir de l’approche « exigence/ contrôle, sollicitude » pour se rendre compte qu’en fait, cette notion de confiance articulait ces dimensions. La notion de confiance est autant présente dans le discours des parents, que dans celui des jeunes. Nous avons essayé de comprendre ce qu’il en était dans la régulation des sorties et des consommations autour de cette notion de confiance : « Que signifie la relation de confiance au moment de la construction de l’adolescence ? ». Nos résultats montrent qu’effectivement c’est un axe central dans la régulation mais qu’en soi la confiance n’est pas suffisante. Elle a ses limites, qui vont interroger les pratiques parentales, le rapport que les parents et les jeunes peuvent avoir avec les amis, le monde, la scolarité… La confiance est centrale dans l’éducation, dans la construction d’une autonomie responsable, mais elle n’est pas suffisante quant à la régulation des consommations.
LG : De la part des parents, on entendait régulièrement « Dans l’ensemble, je leur fais confiance, ils sont assez sages ». De même, les jeunes disent aussi : « Mes parents me font quand même assez confiance ». Nous avons cherché à étudier les usages sociaux de la confiance, au-delà de ces discours un peu convenus, c’est-à-dire les différentes façons de concevoir la confiance et d’en faire un outil pour nouer un type de relation engageante du côté des parents et des jeunes. La confiance peut devenir un outil pédagogique : les jeunes sont tenus d’adopter certaines pratiques, certains discours, certains comptes-rendus sur leurs sorties et consommations, pour conserver la confiance de leurs parents. Le postulat, c’est de montrer que la confiance est à la fois centrale et aussi mise en jeu par la consommation et les sorties des jeunes.